Des dizaines d’oiseaux multicolores s’éparpillèrent dans le ciel comme un feu d’artifice en signe d’adieu. L’effet produit fut aussi spectaculaire que bref et surprenant. L’explosion de couleurs et de cris ne dura que quelques instants, et le calme revint, assourdissant de silence.

Debout à l’arrière du bateau, Camille plissa les yeux pour détailler le promontoire rocheux d’où étaient partis les volatiles. Il crut distinguer une forme. Elle était là-haut ! Elle était certainement là-haut ! Sinon, qui d’autre ?

Les oiseaux… c’était « elle ». Son cœur se mit à battre plus vite : la jeune fille pensait donc encore à lui.

Soulagé, il la fixa. Longtemps. Cette ombre noire perchée sur ce bout de rocher dans la montagne. Au milieu de la forêt. Jusqu’à la confondre avec la végétation qui recouvrait l’île. Jusqu’à n’apercevoir bientôt plus qu’un petit point noir à l’horizon. Et enfin, plus rien.

La goélette filait sur les vagues, poussée par le vent d’ouest. Le capitaine goûtait l’air du large avec délice, le second distribuait ses ordres et les marins s’affairaient dans la voilure ou sur le pont.

La côte, peu à peu, disparut.

Camille se détourna de la mer et entreprit de traverser le bâtiment. De l’eau. Rien que de l’eau, à perte de vue. C’était fini.

Il secoua la tête comme pour chasser ses souvenirs. Tout allait redevenir comme avant. Oui, il pourrait de nouveau maîtriser le cours de son existence. Maintenant, il devait tout oublier. Tout ce qui s’était passé sur cette île n’avait pas plus de réalité qu’un rêve. Il n’y retournerait jamais. Ce serait une parenthèse dans sa vie, rien de plus.

Camille rentrait enfin, après de longs mois d’absence, et il portait le document sur lui. Ce fichu document ! Son père avait-il vraiment cru qu’il ne serait pas capable de se le procurer ? Camille avait réussi, comme toujours. Et il était fier de lui, car l’entreprise n’avait pas été facile. Le jeune homme avait même douté, un temps, d’y arriver. Mais que n’avait-il jamais désiré qu’il n’ait pas été en mesure d’obtenir ?

Camille passa ses doigts sur la marque encore sensible que le zoras avait laissée sur sa poitrine. C’était fait. Du beau travail. Il allait pouvoir redevenir lui-même : cet homme pour qui rien n’est impossible. Et celui que tout le monde envie. Il allait enfin rentrer chez lui et retrouver ses habitudes : le luxe, les femmes, et la paix.

Il était Camille Valory, fils unique et héritier du comte.

Et il rapportait avec lui, sa part du marché.

Seulement à peine aurait-il débarqué que sa mère retournerait certainement assez vite à son activité favorite, à savoir, seule activité réellement fondamentale à ses yeux depuis quelque temps : lui trouver une épouse. Une femme belle, riche, et bien née. Enfin, surtout bien noble et bien dotée : le parti qui ferait mourir de jalousie toutes les familles dignes de société.

Se marier, lui ? Alors qu’il pouvait séduire toutes les porteuses de jupon qu’il désirait ? Jamais ! Aucune ne lui résistait. C’était si facile… pourquoi s’embarrasser ? Un goût amer remonta dans sa bouche. Du passé. Une parenthèse. Ne plus y penser. Mais madame la comtesse resterait intraitable à ce sujet : à son âge, un gentilhomme faisait sa cour. Seulement Camille ne voulait plus s’engager. Et s’il n’avait pas réussi à convaincre sa mère, il avait trouvé le moyen de gagner du temps.

Un an.

Camille caressa de ses doigts la poche de sa veste : tout contre sa poitrine se cachait son précieux document, et son unique échappatoire.

Le jeune homme retrouva le sourire qu’il avait perdu : il avait rempli sa part du contrat, à ses parents de respecter la leur. Camille pourrait toujours continuer à jouir de la fortune de son père tout en faisant mine de chercher une épouse qui pourrait lui convenir. Que madame la comtesse Élisabeth Valory organise donc ses réceptions, ses dîners et ses bals, rencontrer du beau monde ne l’avait jamais ennuyé. D’autant plus que tout un chacun s’ingéniait à lui plaire quel qu’en soit le moyen.

Un visage cuivré s’imposa à son esprit, Camille le chassa.

C’était monsieur le comte Antoine Valory qui allait en faire, une tête. Mais quand même… L’envoyer si loin… Des semaines de mer pour un document qui ne lui servira jamais ! Quoique dans les affaires… Étrange homme que son père, finalement. Que ferait-il de cette propriété ? Et que lui avait-il pris de charger son fils de lui en ramener le titre ?

Camille se rappelait le jour où il avait accepté…

***

Il se trouvait dans le grand salon et la comtesse faisait les cent pas. Sa mère était hors d’elle, et pour cause : Camille venait encore une fois d’éconduire la charmante demoiselle que la fière entrepreneuse lui avait présentée à peine quelques semaines plus tôt. Enfin, la vérité n’était pas tout à fait aussi élégante… La jeune fille était amoureuse, éperdument éprise de lui, alors Camille en avait profité un temps. Puis s’était vite lassé : il avait besoin de passer à des aventures plus concrètes… Mais comme le sulfureux jeune homme possédait assez de morale et de bon sens pour ne pas risquer un mariage forcé, il s’était arrangé pour que la pucelle le surprenne avec une de ses maîtresses dans une situation sans équivoque. La pauvre demoiselle était partie en pleurs et avait juré de ne plus jamais le revoir.

Camille avait beaucoup ri.

Il était très satisfait, très content de lui.

Sa mère, beaucoup moins :

— Et tu te trouves drôle ? Continue ainsi, et plus aucune femme ne voudra de toi !

Le jeune homme se tenait devant la fenêtre, main dans la poche, sourire aux lèvres. Sûr de lui. Qu’il était agaçant !

Camille avait pourtant bien essayé d’expliquer la situation à sa mère : si cette jeune fille ne pouvait pas supporter l’idée de le savoir avec une autre femme, elle n’était certainement pas en mesure d’arriver à vivre à ses côtés toute une vie. Finalement, il lui avait évité le pire. Il était quelqu’un de bien, quelqu’un d’honnête. Mademoiselle Hermione Dreynest d’Espivent devrait même lui en être reconnaissante.

Élisabeth Valory avait levé les yeux au ciel :

— Si tu veux éviter « le pire » à toutes les jeunes filles honorables, tu ne te marieras jamais, Camille, tu finiras seul !

Las, le jeune homme soupira :

— Peu m’importe de ne pas me voir passer la bague au doigt ! Pour être franc, mère, j’espère bien que cela ne m’arrivera jamais. Néanmoins, ne vous inquiétez pas tant pour moi : pour ce qui est de ne pas rester seul, je sais comment m’y prendre. J’ai de qui tenir !

Au regard que lui lança la comtesse, Camille comprit qu’il aurait mieux fait de se taire.

Elle s’approcha de lui, rouge de colère, et le menaça du doigt :

— En effet, tant que tu auras la possibilité de dilapider la fortune de ta famille, je n’en doute pas, il y aura toujours une opportune pour essayer d’en profiter. Seulement le jour où tu n’auras plus un sou, crois-moi, oh oui, crois-moi Camille, la tâche sera bien plus difficile ! Et bien moins agréable !

Sans attendre sa réaction, Élisabeth Valory se retourna et se laissa choir dans l’un des luxueux fauteuils du salon. Elle croisa fébrilement les bras sur sa poitrine sans parvenir à décolérer.

Camille n’aimait pas la tournure que prenait la conversation. Lui ? Plus un sou ? Il ne voyait pas comment pareille déconvenue pourrait lui arriver. Il dépensait, certes, mais contrairement à ce que semblait croire sa mère, il était tout à fait au courant de la bonne santé des affaires du comte. Et Camille veillait à ne pas entamer son capital : s’il appréciait le luxe et les femmes, il n’était pas idiot. Il était même parfaitement prêt à prendre la succession de son père, Antoine Valory s’en était assuré. Seulement le plus tard serait le mieux, car Camille aimait sa vie telle qu’elle était, oisive, et ne voulait surtout pas en changer.

Finalement, le plus difficile, dans son existence, était de s’arranger de madame la comtesse. Car lorsque madame Élisabeth Valory désirait quelque chose, elle œuvrait avec application pour l’obtenir. C’était d’ailleurs en l’observant que Camille avait le plus appris.

Le jeune homme vint s’asseoir à côté d’elle :

— Mère, je sais très bien ce que je fais. L’argent a une valeur que je ne sous-estime pas, et vous pouvez me faire confiance sur ce point : je n’en manquerai jamais.

Loin de paraître rassurée, la comtesse se leva d’un bond pour lui faire face :

— Tu ne m’as pas bien comprise, Camille ! Il ne sera pas dit que le fils d’Élisabeth Valory a fini ses jours vieux garçon dans le lit d’une cocotte ! Que tu en aies profité, grand bien te fasse, et rien n’empêche que tu continues, d’ailleurs, puisque tu sembles doué pour cela, seulement tu te marieras. De gré ou de force. Avec une femme qui fera honneur à notre rang. Et tu auras intérêt à veiller à ce que le nom des Valory ne disparaisse pas avec toi !

C’était donc cela ! Les apparences. Uniquement les apparences. Il fallait sauver les apparences ! Comment cela pouvait-il le surprendre venant d’une femme qui s’ingéniait à collectionner les amants avec autant d’aisance et de discrétion ?

Jamais aucune femme ne se moquerait de lui comme sa mère se jouait du comte. Camille ne le permettrait pas.

Lentement, le jeune homme se leva à son tour, jusqu’à la dominer d’une tête. Et quand la comtesse recula d’un pas, il laissa éclater sa colère :

— Je ne veux pas me marier ! Ni maintenant, ni demain, ni jamais !

Camille avait crié.

Élisabeth Valory le regarda un moment sans bouger, mais ne cilla pas, nullement impressionnée : elle était sa mère, tout de même. Et elle le connaissait par cœur. Camille était très beau garçon, même mécontent. C’était un jeune homme grand aux cheveux châtains, comme son père. Il avait les traits bien faits et des yeux verts qui ne laissaient pas indifférent. Les femmes comme les hommes se laissaient facilement charmer. Camille soignait son apparence avec application et son maintien en imposait quoi qu’il fasse. Il avait l’esprit affûté et une très bonne mémoire. Son principal défaut était d’être tout à fait conscient de sa valeur, seulement cela lui conférait aussi une assurance hors du commun. Peut-être l’avait-elle trop gâté ? Il profitait de son statut, il aimait les belles choses. Camille avait tout et s’en accommodait fort bien. Pourquoi voudrait-il que cela change ? Heureusement, Élisabeth savait ce qui pourrait faire plier son fils. Elle avait toujours su. Peut-être même s’était-elle arrangée pour…

Elle s’écarta de lui et se dirigea vers la fenêtre, les doigts sur les hanches. Puis elle se retourna pour lui faire face et haussa les épaules :

— C’est très simple en vérité : ou tu te maries convenablement et tu assures la pérennité du nom, et je ne vois pas ce qu’il y a de si atroce à cela…

— Ou… ?

Camille se passa la main dans les cheveux : sa mère avait une idée derrière la tête et venant d’elle, cela n’augurait rien de bon pour lui…

— Ou ton père te déshérite !

— Pardon ? Impossible ! Père ne le permettrait pas !

Comment pouvait-elle envisager une telle ignominie ? Voulait-elle sa mort ? Lui, sans le sou ? Plutôt disparaître, en effet !

— Détrompe-toi, Camille, monsieur le comte tient tout autant que moi à la pérennisation du nom des Valory. Nous en avons longuement parlé. Dois-je te rappeler que le fils de son frère qui a ton âge a déjà un héritier ?

La comtesse avait pensé à tout. Son argumentaire était sans doute bien rodé. Inutile d’insister. Camille se rassit dans son fauteuil, regardant sa mère lever le menton, triomphante. Le comte avait certainement déjà cédé à la plaidoirie de son épouse en faveur du mariage contre la fortune. Il fléchissait toujours. Antoine Valory était pourtant dur en affaires. Seulement sa femme en faisait ce qu’elle voulait. Comme si elle se préoccupait de ce qu’allaient devenir les Valory quand elle ne serait plus là ! Tout ce qui importait à la comtesse était qu’on l’admire et qu’on l’envie de son vivant.

Mais pas le comte, en effet. Il ne tolérerait pas que tous ses biens reviennent à un cousin. Élisabeth Valory n’avait pas dû mettre longtemps à le gagner à sa cause. Néanmoins, son père ne le déshériterait pas, Camille en doutait. Antoine n’avait que lui pour lui succéder. Cependant… cependant, il pouvait très bien lui couper les vivres ou contrôler ses dépenses jusqu’à obtenir satisfaction !

Camille constata avec effroi qu’il serait peut-être effectivement obligé de se marier, au bout du compte. Mais dans ce cas extrême, il lui fallait pouvoir décider avec qui, et surtout quand : le plus tard possible. Il lui fallait trouver un moyen de gagner du temps pour reprendre l’avantage.

Le jeune homme posa brusquement les mains sur les accoudoirs de son fauteuil et fixa sa mère de ses beaux yeux verts :

— Très bien ! Alors allons de ce pas consulter monsieur le comte !

Camille se leva et se dirigea résolument vers la porte du salon. Élisabeth hésita un instant. Elle s’attendait à ce que son fils s’indigne de ses propos. Serait-il prêt à devenir raisonnable ? Non. Camille était malin et se savait pris au piège. Il préparait quelque chose. Élisabeth le suivit sans un mot, mais non pas moins aux aguets.